jeudi 27 août 2009

Limbes - 3e partie



Le Fantasme de Mort, c'est descendre à vélo cette côte à pic et s'imaginer qu'une fois en bas, le feu de circulation tourne au rouge, sans qu'on ne frêne. On se laisse alors aller à la vitesse et au vent, les bras lousses et les yeux fermés. Une voiture qui arrive très vite fauche la bicyclette, qui se tord et se brise, le corps se projette sur le capot puis sur le pare-brise, avant de s'envoler vers l'avant ou l'arrière, à des mètres de là, pratiquement dans un autre univers. On roule et bascule longtemps, le crâne se fracasse, se fend, le sang s'étend et se répand, les os veulent prendre l'air... Et c'est là où on la touche, elle est tout près, cette Mort vivante qui pulse si violemment dans les veines, qui pompe et purge le sang...

Ce Fantasme de Mort ne se passe que dans l'action, dans ces situations grandioses et périlleuses. On ne le voit jamais dans le quotidien, ni lorsqu'on célèbre la nouvelle année amèrement et qu'après un accident des plus banals, on doive nous conduire aux urgences.

- Debout 24 heures?
- Pas forcément debout, me répond bêtement le médecin. Mais en tout cas, tu dois rester réveillé.

Bientôt, dans plus ou moins deux trois heures, ça en fera déjà 24 bonnes que je suis réveillé. Et ce gars-là me dit qu'il faut que je tienne encore le double?

- Vous pouvez pas me faire une prescription qui pourra me faire tenir jusque là, au moins?
- Je peux rien te faire prendre, ça pourrait être dangereux à cause de ta commotion. Tout ce que je peux te dire, c'est qu'il faut que quelqu'un soit toujours avec toi, pour te réveiller aux demi-heures pour empêcher que tu tombe dans le coma.

C-O-M-A. quatre lettres qui me font rêver. Les limbes, l'inconscient, tout s'arrête...

- Moi, je vais être là pour toi, me dit Eve-Marie, tout sourire. C'est de moi que t'as besoin, poussin. T'es perdu en ce moment.

Le médecin nous dévisage, dégoûté. Un autre amer.

- Me reste plus qu'à te souhaiter bonne chance et espérer ne pas te revoir ici, qu'il me dit en poussant la porte. Bonne journée, poussin.

Eve-Marie me regarde et moi, je regarde ailleurs.

- Je te reconduit à ton lit? Je vais être ta petite infirmière cocho...
- Pourquoi tu penses que j'aurais besoin de toi, Eve-Marie?
- Quoi?
- Pis qu'est-ce que tu fais ici, au juste? On est plus ensemble, faudrait que t'en revienne!
- Je suis là pour t'aider...
- Non! Mes amis, dans la salle d'attente, eux sont là pour m'aider. Ils m'ont pas pété une coche quand je suis tombé. Ils m'ont amené ici, gentiment. Toi, t'es juste là pour me ravoir. Mais cette fois-ci, c'est pour de bon, ma belle. J'ai fini de faire le petit chien.
- Tu le sais pas tout ce que j'ai pu faire pour me retrouver ici avec toi!
- Oui je le sais, entre autre une pipe à Capi. Laisse faire les détails, je vois largement le portrait.

Elle ne dit plus rien. Je sens que ça bouille en dedans. Eve-Marie regarde vers moi mais je sais qu'elle ne me vois plus. Soudainement, d'un mouvement brusque elle prend son sac, me fixant toujours sans cligner des yeux. Elle recule, ouvre la porte, s'en va.

J'attend. Elle ne peut pas partir simplement comme ça, elle va forcément revenir pour m'achever. Après quelques minutes, je baisse la garde et pousse un long soupir de soulagement. Et c'est à ce moment que j'entend s'ouvrir la porte...

- Qu'est-ce tu fout?
- Ah, Alex! que je lui dis, étonné.
- Te sens-tu d'attaque pour aller déjeuner? Les autres nous attendent.
- Ok, j'arrive.

Dans le couloir, c'est vide et silencieux.

- Je vais avoir besoin de vous autres aujourd'hui...
- De quoi tu parle? Moi je m'en vais juste me coucher après la bouffe, rien d'autre.
- On verra, on verra... Faut que je tienne 24 heures debout, sinon c'est le coma.
- Écoute, je t'aime ben, mais tu verra ça avec les autres. J'ai fais ma B.A.

On embarque tous dans la Volvo et je m'arrête un instant à les regarder un après l'autre, content de les avoir avec moi. Maintenant je m'en vais, je me sens hors de danger, tant que mes amis sont là.

On s'arrête à une lumière rouge et Alex se retourne vers moi.

- Eve-Marie est partie comme une flèche, elle avait l'air en beau sacrament...
- Ouin, je pense qu'elle a enfin compris que c'était pour vrai, cette fois-là.
- Si t'es sûr de ton affaire, ça doit être une bonne chose.

La lumière passe au vert. Alex donne du gaz et j'imagine à cet instant un dix roues arriver à notre gauche, nous fonçant dessus, sans ralentir. Alex lève les bras pour se protéger le visage, réflexe inutile mais purement humain. J'ai le temps de me retourner un instant, pour voir sur la banquette Jean-René et sa blonde Karine se tenant l'un l'autre dans leurs bras, criant vers le camion en comprenant trop bien ce qui s'envient. À côté, Ti-poux est endormi et n'aura jamais conscience de rien, tout béat qu'il est dans la quiétude de son sommeil. Je me retourne et regarde la grille du pare-choc qui grossit pour remplir complètement le paysage. Je ferme les yeux, ne pense plus à rien. Les limbes arrivent.


FIN